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Silicon Valley


La Silicon Valley est-elle toujours une destination incontournable pour s’initier à l’art d’entreprendre et d’innover ? Pour répondre à cette question, nous nous y sommes rendus en février, époque à laquelle il faut se couvrir car l’océan et la baie sont balayés par un vent fort et frais. Avec un programme dense conçu par Silicon-Valley.fr, nous avons cherché à comprendre pourquoi, après les pionniers de la conquête de l’or, les constructeurs du chemin de fer et les développeurs du numérique, des cohortes d’ingénieurs et d’étudiants continuent d’y œuvrer à la conquête des marchés mondiaux.

Article original publié par la revue Office et Culture n°52 - Juin 2019

San francisco et la Silicon Valley (source : Getty Images)

San francisco et la Silicon Valley
(source : Getty Images)

L’histoire nous a déjà livré le grand livre de cette terre de découvertes. Retenons-en surtout le rôle essentiel du campus universitaire de Stanford, lieu d’éducation et de formation, mais aussi écosystème où se transmettent les codes, au propre comme au figuré. Prix Nobel, astronautes, sportifs, entrepreneurs sont les produits de cette éducation sélective (5 % des postulants sont admis chaque année) et coûteuse (compter 296 000 $ tous frais compris pour décrocher, en quatre ans, un bachelor degree, l’équivalent d’une licence européenne). Les conditions d’étude y sont de premier ordre, Stanford disposant d’un fonds de dotation (endowment) de 26,6 milliards $, alimenté par les donations des anciens élèves (et leurs entreprises) et dont le revenu des placements sert à verser des bourses aux étudiants les moins favorisés et à investir dans les équipements.

Non loin de là, à Cupertino, se trouve un autre campus, celui d’Apple. L’Apple Park « encercle » les 13 000 salariés qui travaillent dans les 260 000 m² du site conçu par Foster et Partners. Seul le Centre d’information (du même architecte) donne idée de la qualité du bâtiment et de sa mission. Impossible de découvrir grâce à des vidéos ou des photos les détails intérieurs ; le culte du secret et la légende se perpétuent dans votre imaginaire. Le lieu dans son ensemble est impressionnant et représentatif du niveau d’exigence et de qualité de certains sièges sociaux de la baie.

Ces deux campus situés au sud de San Francisco sont proches de la ville de Mountain View où a commencé, en 1956, la saga de la Silicon Valley. C’est là que William Schockley, ex-ingénieur de Bell Labs (sur la côte est) et inventeur du transistor bipolaire, installe le Shockley Semiconductor Laboratory, d’où feront défection, dès 1957, huit ingénieurs lassés du management dictatorial du fondateur. Ils fondent le Fairchild Semi-conductor avec le soutien financier de Fairchild Camera and Instrument. En 1968 Moore (celui de la loi) et Noyce quittent Fairchild et fondent Intel à Santa Clara. En 1969, un autre groupe d’ingénieurs quitte également Fairchild et fondent AMD aussi à Santa Clara…

S’installeront ensuite des centres de recherche de General Electric, Kodak, Lockheed, HP et surtout Xerox, en 1972, dont le laboratoire (PARC) de Palo Alto inventa le langage smalltalk, le réseau Ethernet, l’interface graphique, les icônes, etc.

En 1972, c’est à Menlo Park qu’est créée Kleiner Perkins, la première société de capital-risque, qui financera America Online, Amazon, Compaq, Electronic Arts, Genentech, Google, Sun, Twitter et bien d’autres. Avec quarante capital-risqueurs installés sur Sand Hill Road, Menlo Park est devenu le centre névralgique de ce métier sans lequel la recherche n’aurait pas atteint son stade actuel.

La vallée s’est développée rapidement grâce à un foncier bon marché, à de nombreuses entreprises nouvelles et des capitaux abondants ; c’est « l’amas gazeux » primaire qui a permis le succès que l’on connaît. Du point de vue immobilier, les immeubles ne sont guère remarquables, la densité faible, les parkings vastes, l’architecture standard. Pour des entreprises qui croissent ou périclitent rapidement et déménagent donc fréquemment, un système de boîtes interchangeables est suffisant et de nombreux parcs tertiaires banalisés (Office Park) se développent à côté de quelques siège sociaux statutaires (Corporate Estate).

Récemment, le mouvement s’est inversé et un plus grand nombre de sociétés préfèrent s’installer au cœur même de San Francisco où, pour pallier la rareté du foncier constructible, on est allé jusqu’à construire l’impensable en zone sismique, des tours (celle de Sales-force par exemple). L’objectif de la ville est de conserver ses emplois hautement qualifiés malgré l’envolée des prix de l’immobilier et des taxes de l’État de Californie. Il s’agit aussi de ne pas laisser disparaître la bohème, l’inventivité, la tolérance et la diversité qui ont permis à San Francisco de générer une contre-culture originale qui sert de fertilisant à la recherche et à l’innovation.

Nous aimons, dans ces colonnes, analyser le fonctionnement du marché immobilier qui est, la plupart du temps, un bon révélateur de la dynamique des richesses en place. Ici, chaque introduction en bourse ou vente de startup est attendue par les agents immobiliers avec intérêt (et impatience) car le produit de la vente est en bonne partie réinvesti dans l’immobilier par les anciens actionnaires, nouveaux millionnaires. Ainsi se crée un « effet richesse » qui est sans commune mesure avec ce que nous connaissons. Lorsque Facebook rachète WhatsApp, cinquante collaborateurs de cette dernière et les capital-risqueurs se partagent 19 milliards $ ! Le mètre carré dans la baie est déjà le plus cher de l’Ouest américain. Une maison ne reste sur le marché que quelques jours et les vendeurs déménagent généralement le week-end qui suit le premier jour de visite.

A gauche : Panneau signalétique des bureaux d’Apple en 1986. A droite : William Schockley dans son laboratoire en 1963. (source des deux photographies : Getty Images)

A gauche : Panneau signalétique des bureaux d’Apple en 1986.
A droite : William Schockley dans son laboratoire en 1963.
(source des deux photographies : Getty Images)

La clé du succès de la vallée et de la baie est clairement le cycle de l’innovation dont chaque phase a la même durée que celle du cycle de la loi de Moore, dix-huit mois : pour trouver de l’argent puis une base de clients, des talents, un concept disruptif avec, idéalement, des barrières à l’entrée aussi hautes que possible et enfin changer le monde. Tout au long de  ce cycle, le niveau et l’intensité du stress sont élevés. La communauté est néanmoins très résiliente car une autre de ses règles de fonctionnement est que l’échec est une expérience et qu’un échec rapide est préférable à une longue agonie.

Le financement des startups est structuré schématiquement en quatre phases : amorçage (développement de l’idée), série A (optimisation des leviers de traction, c’est-à-dire le produit et les clients), série B (finalisation du produit et constitution de l’équipe), série C (perfectionnement et accélération de l’activité, gain de parts de marchés). Selon la phase, les acteurs du financement et les montants en jeu sont différents. Mais attention, petit joueur s’abstenir ! Si vous avez besoin de 10 millions de dollars pour développer une entreprise qui réalise 30 millions de chiffre sur un marché mature et rentable, vous êtes dans life style business et vous n’intéresserez aucun venture capitalist. Pour les attirer, il faut une idée originale voire improbable, mettable en œuvre même difficilement et un marché global, le tout laissant entrevoir une juteuse introduction en bourse (IPO/ Initial Public Offering) ou la possibilité d’une revente de la startup à une société établie et aux poches profondes. Se faire financer, oui, brûler 30 milliards $ de cash par an (montant des capitaux-risques investis en 2018 dans la baie) oui, ne pas avoir de résultats oui, mais passer à côté du marché mondial, non !

En moyenne, 14 000 entreprises sont en phase d’amorçage, 2 900 en série A, 2 000 en série B et un petit nombre en série C. Le cycle complet A, B, C prend environ quatre ans. La particularité de la vallée est qu’il y a pléthore de sociétés spécialisées dans le financement de chacune des phases constituant ainsi un système hors normes et unique alliant confiance, audace et génie (18 % des sommes investis dans le monde en capital-risque le sont dans la baie). Les introductions en bourse sont parfois gigantesques et permettent de réinjecter beaucoup d’argent dans le circuit. Pour mémoire l’IPO de Facebook, en 2012, a été souscrite à hauteur de 90 milliards $ le premier jour (le 14 avril 2019, sa capitalisation boursière atteignait 425 milliards).

Pour que les startupers soient au mieux de leur forme on recherche constamment des solutions technologiques et de nouvelles applications qui libéreront du temps utile de cerveau. On favorise ainsi le concept de la singularité (singularity), une forme de confusion du temps de l’homme et de celui de la machine. La machine rend du temps à l’homme et lui permet de continuer à imaginer et innover. L’accumulation de connaissances sera, partiellement, prise en charge par cette nouvelle intelligence et permettra de développer le potentiel de créativité. Mais technologie et temps ne semblent pas suffire. Les Échos dans un article récent (La vallée sous hallucinogènes, avril 2019) signalait que le cannabis microdosé devenait pratique courante pour aider à la compréhension des problèmes complexes, voire aider à la visualisation de modèles en relief. Cette tendance se retrouve dans la rue ou des magasins futuristes tels que MedMen, vendent des préparations adaptées à tous les besoins.

Table de présentation, boutique Medmen, 2018 (source : Getty Images)

Table de présentation, boutique Medmen, 2018
(source : Getty Images)

La Silicon Valley nous a impressionnés en nous dévoilant (un petit peu) les dessous de sa magie et de ses rouages. Elle demeure un lieu où les utopies se développent autour des sciences. Pourtant cette domination est de plus en plus remise en question. D’une part, la Chine et, plus largement, l’Asie, en attirant les meilleurs talents d’une nouvelle génération pourraient faire douter la Californie. D’autre part, l’intelligence artificielle, la génétique, les ordinateurs quantiques et le deep learning (apprentissage profond automatisé), maintenant au cœur des projets les plus importants, soulèvent des questions éthiques fortes en matière de qualité de l’information, de donnée, de biologie et de tout ce qui nous nous augmente. Ce sont bel et bien des contraintes extérieures, comme celle imposée par l’Union Européenne avec le RGPD (Règlement général sur la protection des données) qui risquent de changer la donne et entamer la domination Californienne.

Laurent Lehmann